Il faut avoir… des intérêts économiques, géostratégiques et culturels à défendre, chose qu’on n’a pas et ne compte pas avoir
La «géopolitique des médias» devient une spécialité scientifique à part entière. Elle s’inscrit désormais dans plusieurs établissements supérieurs du monde.
La «géopolitique des médias» devient une spécialité scientifique à part entière. Elle s’inscrit désormais dans plusieurs établissements supérieurs du monde ; d’ailleurs, elle figure dans la liste des formations dispensées par l’Ecole supérieure de journalisme. Pourquoi cet intérêt et quelle en est la finalité ?
La géopolitique des médias est une nouvelle branche des sciences de l’information et de la communication. Elle est venue enrichir cette discipline à l’instar de la sociologie des médias, de l’économie des médias, du droit de la communication, etc. La méthodologie prônée par les géopoliticiens est la même que celle des sciences de l’information, elle doit donc répondre aux cinq W : Who ? What ? Where ? When Why ? (qui ? Quoi ? Où ? quand ? Pourquoi ?). La géopolitique et les sciences de l’information sont étroitement liées, d’autant plus que les phénomènes de communication sont des éléments qui permettent d’analyser et de comprendre les enjeux et les rivalités de pouvoir.
De nos jours, les médias sont des acteurs à part entière et des outils d’influence car ce sont des moyens d’information et de fabrication d’opinion. Cette dernière est devenue désormais le nerf de toutes les guerres. «Un conflit ne saurait être véritablement gagné que lorsqu’il est d’abord médiatiquement gagné», comme le définit Jacques Barrat, le fondateur de cette discipline. Il a été professeur à Paris 2 Assas et l’école de guerre, seuls établissements assurant cette formation en France. (Jaques Barrat est décédé le 6 août 2013, ndlr). Ayant suivi son enseignement à l’université d’Assas Paris 2, mes travaux de recherches ont adoptés cette approche. De ce fait, j’ai proposé cette spécialité à l’Ensjsi (Ecole nationale supérieure de journalisme et des sciences de l’information) en 2013 comme discipline à part entière.
Dans votre ouvrage, vous présentez l’espace occupé par les chaînes d’information arabes en continu comme une nouvelle ère de conflits géopolitiques. A quelles luttes participent ces médias ?
Nous savons par définition que la géopolitique porte sur l’étude des rivalités et des luttes d’influences entre les individus et les territoires, entre l’espace et la politique. C’est pourquoi la prise en considération des médias est nécessaire pour comprendre leur rôle dans ces luttes d’influences. Ils sont des acteurs à part entière dans le jeu géopolitique mondial. Les chaînes d’information en continu arabes et occidentales sont des outils du «Soft Power» de leurs Etats.
A titre d’exemple : Al Hurra pour les Etats Unis, France 24 pour la France, La BBC arabic pour la Grande-Bretagne, Deutshe Welle pour l’Allemagne, Russia Al yaoum pour la Russie, Al Alam pour l’Iran, Al Jazeera pour le Qatar ou encore Al Arabia pour l’Arabie Saoudite. Posons-nous la question : pourquoi les chaînes occidentales s’adressent-elles à un public arabe dans sa langue en déployant des moyens financiers colossaux — 520 millions de dollars attribués par le Congrès américain pour le lancement d’Al Hurra en 2004 ? L’objectif pour cette dernière est d’accompagner l’Administration Bush médiatiquement dans son invasion de l’Irak.
3 A la lecture de votre travail scientifique, on comprend que ces chaînes d’information sont finalement des outils au service des Etats (par le financement direct ou indirect). En quoi sont-elles donc différentes des télévisions publiques ?
La différence réside dans le public visé. Ces chaînes de télévision ne s’adressent pas à un public interne mais à une opinion publique arabe étendue et hétérogène. Le but étant de promouvoir une image de marque et sa politique extérieure afin d’asseoir sa présence et défendre ses intérêts dans la région du monde arabe, «l’épicentre des turbulences mondiales». Autre particularité distinguant les chaînes d’information en continu des autres télévisions publiques, c’est que les premières sont créées dans le but de porter le projet politiques et idéologiques de leurs bailleurs de fonds alors que les dernières se focalisent sur la mission d’un service public destiné à la population locale.
Quelle est, d’après vous, la bonne formule pour créer une chaîne satellitaire capable de concurrencer les télévisions-stars à l’image d’Al Jazeera, El Arabya, BBC arabic et autres ?
D’abord, il faut avoir un projet, une vision, une position internationale et de fait des intérêts économiques, géostratégiques et culturels à défendre, chose qu’on n’a pas et ne compte pas avoir. Malgré la nécessité et l’urgence, vu la conjoncture et les conflits incessants qui nous entourent en Libye, au Mali ou au Niger. Ensuite, il faut déployer le moyens financiers adéquats et surtout les compétences humaines qui doivent être à la pointe de ce qui se fait dans le domaine de la communication politique. Il s’agit là d’une stratégie minutieusement élaborée et conçue si l’on veut exister et faire entendre sa voix.
Précis, détaillé et fortement argumenté, votre travail de recherche a ciblé les principales chaînes arabes ou arabophones. L’écrasante majorité des ces médias est sous domination du Machrek arabe (sinon carrément occidentale) ; où en sont les télévisions satellitaires du Maghreb ?
Elles tâtonnent. Et cela pour plusieurs raisons. D’abord, le manque d’intérêt. Ensuite, la non-compréhension des enjeux. Et, finalement, le manque de moyens financiers. Ce genre de chaînes absorbe des sommes énormes, il faut donc trouver les moyens pour le faire d’autant que la rentabilité financière n’est pas un but en soi. Si on prend par exemple les chaînes Al Jazeeera ou Al Arabia qui ont des bureaux dans le monde entier, avec des équipes de journalistes et des techniciens en permanence, on mesure l’ampleur de l’investissement. Alors, avons-nous la volonté et la capacité de faire pareil ?
Depuis les événements de 2011 (ce qui est communément appelé le printemps arabe), l’Algérie, par des moyens détournés, a ouvert son espace télévisuel à des chaînes satellitaires de droit étranger pour contrer justement les autres télévisions satellitaires. Financées par des fortunes pour beaucoup inconnues, elles ont envahi les maisons algériennes. Quel regard portez-vous sur ces médias ?
Ce sont des chaînes de télévision qui reflètent l’état d’anarchie de notre paysage médiatique en Algérie. C’est une ouverture précipitée et conjoncturelle due au printemps arabe. Nous sommes le dernier pays à ouvrir son espace télévisuel malgré la demande du public et le retard encaissé par rapport au reste du monde. Résultat : une production médiocre et surtout non réglementée.